Définition : le préjudice automatique en droit du travail, de quoi s'agit-il ?
Le principe : le salarié doit prouver l'existence d'un préjudice pour être indemnisé
L'existence d'un préjudice et l'évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond."
Principe posé par la Cour de cassation en 2016 (1)
Selon ce principe, lorsque le salariés demande l'indemnisation d'un préjudice, il doit apporter la preuve de l'existence de celui-ci. Autrement dit, sans preuve de l'existence d'un préjudice, pas d'indemnisation !
📌 Exemple : la Cour de cassation a déjà jugé que le salarié qui dit souffrir d'un préjudice d'anxiété en raison de son exposition à l'amiante dans le cadre de son travail doit prouver l'existence de ce préjudice pour être indemnisé. À défaut, sa demande d'indemnisation doit être rejetée (2).
Ce postulat de départ souffre néanmoins de quelques exceptions, dont nous avons eu l'illustration récemment.
L'exception : le salarié n'a pas à prouver l'existence d'un préjudice pour pouvoir prétendre à une indemnisation (réparation automatique)
Définition du préjudice automatique
Dans son avis relatif à un arrêt de la Cour de cassation du 4 septembre 2024 (3), l'avocate générale* rappelle que dans certaines situations particulières, et notamment en présence de droits subjectifs, clairs, précis et inconditionnels, le seul manquement d'un employeur à l'une de ses obligations ouvre droit à indemnisation à son salarié, sans que celui-ci ait à prouver l'existence d'un préjudice personnel.
C'est ce qu'on appelle le mécanisme de "préjudice automatique", ou de "préjudice nécessaire".
Concrètement, cette notion signifie que le seul manquement de l'employeur suffit à ce que le salarié ait droit à une indemnisation, sans qu'il ait à prouver l'existence d'un quelconque préjudice personnel.
Origines du préjudice automatique du salarié
Selon l'avocate générale, les cas exceptionnels dans lesquels un préjudice automatique est reconnu au salarié trouvent leur fondement :
- soit dans la loi (auquel cas, on parle "d'exceptions d'origine légale"). Dans cette hypothèse, la sanction de la violation de son obligation par l'employeur est requise par un texte légal ;
- soit dans des dispositions européennes ou internationales (auquel cas, on parle "d'exceptions d'origine supra-légale"). Dans cette hypothèse, la sanction de la violation de son obligation par l'employeur est prévue par une norme européenne ou internationale, dont le juge français est chargé de veiller à l'application effective. Pour ce faire, il décide d'octroyer des dommages et intérêts au salarié victime du manquement.
📌 Exemples :
Exceptions d'origine légale :
- Exemple 1 : selon la Cour de cassation, il résulte de l'article L1235-5 du Code du travail que "la perte injustifiée de son emploi par un salarié lui cause nécessairement un préjudice, dont le juge doit fixer l'étendue" (4). Ici, l'interprétation du texte de loi par la Cour de cassation met en lumière l'existence d'un préjudice automatique.
-
Exemple 2 : l'article 9 du Code civil prévoit que "chacun a droit au respect de sa vie privée" et que "les juges peuvent prescrire toutes les mesures nécessaires pour faire cesser une atteinte à la vie privée, sans que cela remette en cause la réparation du dommage subi".
De fait, la formulation du texte de loi laisse transparaître l'existence d'un préjudice automatique en cas d'atteinte à la vie privée, dont l'existence est incontestable. Lecture qu'a confirmée la Cour de cassation dans le cadre d'une affaire opposant une salariée victime d'une atteinte à la vie privée à son employeur (5).
Exceptions d'origine supra-légale :
La Cour de cassation a déjà jugé que l'employeur qui manque à son obligation de mettre en place des institutions représentatives du personnel (IRP) commet une faute qui cause nécessairement un préjudice aux salariés (6).
Cette décision a été rendue au regard du contenu d'une directive européenne (7), qui prévoit :
- d'une part, l'obligation, pour l'employeur, d'organiser la mise en place des IRP ;
- et, d'autre part, que les États membres prévoient des mesures appropriées en cas de non-respect de la directive par l'employeur ou les représentants des travailleurs, et des sanctions adéquates en cas de violation de celle-ci.
Pour assurer l'application effective du contenu de la directive en France, la Cour de cassation (juge français) a pris la décision de reconnaître l'existence d'un préjudice automatique aux salariés dans le cas où l'employeur manque à son obligation d'organiser la mise en place des IRP.
Récapitulatif des situations dans lesquelles un préjudice automatique est reconnu au salarié
Pour vous aider à vous repérer, voici un panorama récapitulatif des situations dans lesquelles la Cour de cassation a reconnu un préjudice automatique aux salariés :
La perte injustifiée de l'emploi du salarié
"La perte injustifiée de son emploi par le salarié lui cause un préjudice, dont il appartient au juge d'apprécier l'étendue" (8)
L'absence de mise en place des institutions représentatives du personnel (IRP)
"L'employeur qui n'a pas accompli, bien qu'il y soit légalement tenu, les diligences nécessaires à la mise en place d'institutions représentatives du personnel, sans qu'un procès-verbal de carence ait été établi, commet une faute qui cause un préjudice aux salariés, privés ainsi d'une possibilité de représentation et de défense de leurs intérêts." (9)
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L'atteinte à l'intimité de la vie privée du salarié
" La seule constatation de l'atteinte à la vie privée (de la salariée, en l'espèce) ouvre droit à réparation" (10).
Le non-respect du temps de pause quotidien :
" Le seul constat du non-respect du temps de pause quotidien ouvre droit à réparation " (11).
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Le dépassement de la durée maximale de travail hebdomadaire
"Le seul constat du dépassement de la durée maximale de travail ouvre droit à réparation" (12).
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Le dépassement de la durée maximale de travail journalière
"Le seul constat du dépassement de la durée maximale de travail ouvre droit à réparation" (13).
Le non-respect du temps de pause quotidien
"Le seul constat que le salarié n'a pas bénéficié du repos journalier de 12 heures entre deux services ouvre droit à réparation" (14).
Le travail imposé à la salariée durant son congé maternité
"Le seul constat du manquement à son obligation, par l'employeur, de suspendre toute prestation de travail durant le congé maternité, ouvre droit à réparation" (15).
Le travail imposé au salarié durant son arrêt maladie
"Le seul constat du manquement de l'employeur en ce qu'il a fait travailler un salarié pendant son arrêt de travail pour maladie ouvre droit à réparation" (16).
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Exemples de situations dans lesquelles un préjudice automatique n'est pas reconnu au salarié
A contrario, dans certaines situations, le juge considère que le salarié doit nécessairement prouver un préjudice pour obtenir réparation. Ainsi, dans les cas suivants, il renie l'existence d'un préjudice automatique et le salarié doit donc, de façon classique, prouver devant le juge le préjudice qui lui est causé.
La nullité ou la privation d'effet d'une convention de forfait jours
Par deux arrêts rendus en mars 2025, la Cour de cassation est venue rappeler sa jurisprudence antérieure, selon laquelle le seul fait que la convention de forfait jours soit privée d'effet (exemple : l'employeur ne respecte pas les dispositions légales et l'accord collectif prévu en la matière) (17) ou soit déclarée nulle (exemple : l'accord collectif ne garantit pas que l'amplitude et la charge de travail du salarié restent raisonnables) (18), n'ouvre pas droit, à lui seul, à réparation.
De fait, il incombe au salarié de démontrer le préjudice distinct qui résulterait des manquements de l'employeur en la matière.
💡 Bon à savoir : cette position ne remet pas en cause le paiement des heures supplémentaires au salarié, le cas échéant, en de tels cas.
L'absence de suivi médical et de la visite de reprise à la suite d'un congé de maternité
Lorsque l'employeur manque à son obligation de faire bénéficier la salariée d'un suivi médical et d'une visite de reprise à la suite de son congé de maternité, le préjudice causé doit être prouvé par la salariée (15).
Le non-respect du droit aux congés payés du salarié par l'employeur
Le juge souligne tout d'abord qu'en cas de manquement de l'employeur à son obligation d'assurer l'effectivité des congés payés, les droits à congé payé du salarié sont :
- soit reportés (en cas de poursuite de la relation de travail) ;
- soit convertis en indemnité compensatrice de congé payé (en cas de rupture du contrat de travail).
Selon lui, "il en découle qu'un tel manquement n'ouvre pas, à lui seul, le droit à réparation et il incombe au salarié de démontrer le préjudice distinct qui en résulterait" (19).
L'absence de suivi médical renforcé en cas de travail de nuit
Dans cette affaire, le salarié considérait que le seul constat du non-respect des dispositions protectrices en matière de suivi médical renforcé pour travail de nuit devait ouvrir droit à réparation (20).
Selon le juge, cette position n'est pas correcte : "le manquement de l'employeur à son obligation de suivi médical du travailleur de nuit n'ouvre pas, à lui seul, le droit à réparation". De fait, "il incombe au salarié de démontrer le préjudice qui en résulterait afin d'en obtenir la réparation intégrale".
La notion de préjudice automatique existe-t-elle dans d'autres branches du droit ?
Oui !
La notion de préjudice automatique, si elle reste une exception, n'est toutefois pas cantonnée au droit du travail.
À titre d'exemple, en matière médicale, il a été reconnu que le manquement, par un médecin, à son devoir d'information préalable aux investigations, traitements ou actions de préventions proposés, ainsi que des risques inhérents à ceux-ci, cause un préjudice automatique à son patient (21).
En l'espèce, un médecin n'avait pas préalablement informé son patient des risques liés à une intervention chirurgicale.
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Lexique :
*"L'avocat général présente une analyse de l'affaire dont la Cour de cassation est saisie, et lui propose une solution qui doit à la fois répondre aux questions de droit posées et tenir compte de son impact sur la réalité économique et sociale en jeu. Il apporte un avis documenté et argumenté, qui permet à la chambre sociale d'approfondir sa réflexion sur l'affaire." Renaud Halem, avocat général référendaire à la Cour de cassation
Références :
(1) Cass. Soc. 13 avril 2016, n°14-28293
(2) Cas. Ass. plénière, 5 avril 2019, n°18-17442
(3) Avis de l'avocate générale, Cass. Soc. 4 septembre 2024, n°22-16129
(4) Cass. Soc. 13 décembre 2017, n°16-13578
(5) Cass. Soc. 12 novembre 2020, n°19-20583
(6) Cass. Soc. 28 juin 2023, n°22-11699
(7) Directive 2002/14/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 mars 2002 établissant un cadre général relatif à l'information et la consultation des travailleurs dans la Communauté européenne, article 8
(8) Cass. Soc. 13 septembre 2017, n°16-13578
(9) Cass. Soc. 17 octobre 2018, n°17-14392 et Cass. Soc. 28 juin 2023, n°22-11699
(10) Cass. Soc. 12 novembre 2020, n°19-20583
(11) Cass. Soc. 4 septembre 2024, n°23-15944
(12) Cass., Soc. 26 janvier 2022, n°20-21636
(13) Cass. Soc. 11 mai 2023, n°21-22281
(14) Cass. Soc. 7 février 2024, n°21-22994
(15) Cass. Soc. 4 septembre 2024, n°22-16129
(16) Cass. Soc. 4 septembre 2024, n°23-15944
(17) Cass. Soc. 11 mars 2025, n°24-10452
(18) Cass. Soc. 11 mars 2025, n°23-19669
(19) Cass. Soc. 11 mars 2025, n°23-16415
(20) Cass. Soc. 11 mars 2025, n°21-23557
(21) Cass. Civ. 1ère, 3 juin 2010, n°09-13591
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