Qu'est-ce qu'une preuve déloyale ?
Définition de la preuve déloyale
Une preuve déloyale est une preuve obtenue par le biais d'une tricherie, d'un stratagème ou d'une dissimulation.
Autrement dit, le consentement de la personne concernée par la manœuvre permettant d'obtenir la preuve n'a pas été recueilli préalablement.
En cas de litige entre le salarié et l'employeur devant le conseil de prud'hommes, il peut arriver que l'une ou l'autre des parties entende prouver le bien-fondé de sa position en produisant un élément de preuve déloyale.
C'est le cas, par exemple, du salarié qui enregistre une conversation avec son employeur sans l'en avertir, afin d'utiliser cet enregistrement dans le but de contester une sanction disciplinaire ou son licenciement pour faute simple, grave ou lourde devant le juge.
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Quelle est la différence entre une preuve déloyale et une preuve illicite ?
Nous venons de le voir, la preuve déloyale est celle obtenue en faisant fi de la loyauté envers l'autre partie. Derrière, il y a un acte volontaire de dissimulation, un stratagème pour obtenir la preuve.
La preuve illicite, quant à elle, désigne la preuve obtenir en méconnaissances des règles de droit ou des libertés fondamentales de l'autre partie. C'est le cas, par exemple, lorsque l'employeur consulte des fichiers sur l'ordinateur du salarié, pourtant identifiés comme personnels. Dans ce cas, l'employeur ne respecte pas la vie privée du salarié, et méconnaît les obligations qui lui sont imposées en la matière (1).
💬 Ces preuves déloyales et illicites sont-elles admises devant le juge en cas de litige entre un employeur et un salarié ?
Principe initial : les preuves obtenues de manière déloyale devaient être écartées
Le principe de loyauté entre les parties dans le cadre de la procédure
Auparavant, la Cour de cassation avait toujours eu une position stricte à l'égard de ce type de preuve en matière civile. Elle estimait que lorsqu’une preuve était obtenue de manière déloyale, c’est-à-dire lorsqu’elle était recueillie à l’insu d’une personne, grâce à une manœuvre ou à un stratagème, le juge ne pouvait pas en tenir compte (2).
En d'autres termes, la Cour de cassation a toujours exigé, en matière civile et plus particulièrement en droit du travail, que les preuves produites par les parties soient loyales. Elle imposait, de fait, que ces preuves ne soient pas le résultat d'une manœuvre de dissimulation ou de tricherie de la part de l'une ou l'autre. Dans le cas contraire, elles n'étaient pas admises aux débats.
Quel est le sort d'une preuve déloyale en matière pénale ?
En matière pénale, la jurisprudence est différente.
La Cour de cassation admet la production d'une preuve recueillie de manière déloyale, dès lors que celle-ci est soumise aux débats entre les parties.
Dans une telle hypothèse, il appartient alors au juge de se prononcer sur la pertinence de la preuve déloyale produite (3).
📌 Attention : il ne faut pas confondre la matière pénale (défense des valeurs, normes et comportements jugés essentiels par la loi au bon fonctionnement de la société) et la matière civile (litige entre personnes privées, comme devant le conseil de prud'hommes, juridiction civile).
Nouveau principe : une preuve obtenue de manière déloyale ou illicite peut être recevable devant le juge civil
Le juge doit mettre en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence.
Un revirement de jurisprudence depuis le 22 décembre 2023
S'inspirant de la Cour européenne des droits de l'homme (Cour EDH) et sur le fondement du droit à un procès équitable (4), la Cour de cassation a revu sa copie.
⚖ Dans une nouvelle décision en date du 22 décembre 2023 (5), la Cour de cassation a admis qu'une preuve obtenue de manière déloyale puisse être recevable devant le juge civil, notamment le CPH, dès lors que le juge estime que sa production (conditions cumulatives) :
- est indispensable à l'exercice des droits du justiciable (principe d'indispensabilité) ;
- ne porte pas une atteinte disproportionnée aux droits fondamentaux de la partie adverse (tels que le droit à la vie privée, à l'égalité des armes pour un procès équitable, etc.) (principe de proportionnalité).
Le juge doit donc opérer un tel contrôle afin d'admettre, ou non, la preuve, lorsque cela lui est demandé.
Application aux faits de l'affaire
Dans cette affaire, un salarié avait saisi le juge pour contester son licenciement pour faute grave. Dans le cadre du procès, l'employeur avait produit un enregistrement sonore clandestin du salarié, dont le contenu avait conduit à la mise à pied de celui-ci.
Estimant cette preuve déloyale, car obtenue par le biais d'un enregistrement clandestin, la cour d'appel l'avait déclarée irrecevable et jugé le licenciement sans cause réelle est sérieuse.
La Cour de cassation a censuré l'arrêt d'appel, et renvoyé l'affaire devant une nouvelle cour d'appel afin que celle-ci vérifie conformément à sa nouvelle position :
- d'une part, si l'enregistrement était indispensable pour prouver la faute grave du salarié ;
- d'autre part, si l'utilisation de l'enregistrement ne portait pas une atteinte disproportionnée aux droits du salarié en question.
💡 Bon à savoir : le juge avait déjà admis, auparavant, l'admissibilité de la preuve illicite (6). Cette exception de recevabilité est donc désormais étendue à la preuve déloyale.
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Exemples : quelles sont les preuves déloyales et illicites déclarées recevables ou irrecevables devant le juge ?
Depuis ce revirement de jurisprudence du 22 décembre 2023, plusieurs arrêts ont permis d'illustrer dans quels cas le juge pouvait être amené à déclarer une preuve déloyale (voire illicite) admissible.
La retranscription clandestine d'un entretien pour prouver un harcèlement moral
⚖ Pour la première fois, le 17 janvier 2024, la chambre sociale de la Cour de cassation a fait application la nouvelle jurisprudence (7).
En l'espèce, un salarié avait saisi le CPH en invoquant un harcèlement moral au travail de la part de son employeur.
À l'appui de ses prétentions, il avait produit, devant le juge, une retranscription clandestine de l'entretien qu'il avait eu avec les membres du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de la société.
❌ Bilan : la Cour de cassation, saisie de l'affaire, a estimé que la cour d'appel qui s'est prononcée sur la question avait valablement pu écarter cette preuve des débats. En effet, il a été considéré qu'elle n'était pas indispensable à la défense des droits du salarié, d'autres éléments laissant supposer, en l'espèce, l'existence d'un harcèlement moral. Autrement dit, puisqu'il existait d'autres éléments laissant supposer le harcèlement moral, la production de l'enregistrement clandestin n'était pas indispensable pour soutenir les demandes du salarié.
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L'utilisation d'images d'un système de vidéosurveillance illicite pour prouver un vol
⚖ Dans une autre affaire, un employeur a utilisé des images de vidéosurveillance, dont l'utilisation n'avait pas fait l'objet d'une information au salarié et d'une consultation des représentants du personnel, pour prouver la faute grave (le vol) d'une des salariées (8).
Pour rappel, la vidéosurveillance des salariés est soumise à des règles strictes (dont le respect de leur vie privée), qui n'étaient pas respectées dans cette affaire.
En l'espèce, en raison d'écarts inexpliqués lors des inventaires des stocks de l'entreprise, l'employeur avait décidé de suivre les produits vendus lors de leur passage en caisse et de croiser les séquences vidéo sur lesquelles apparaissaient les ventes de la journée avec les relevés des journaux informatiques de vente (pendant une dizaine de jours). Le recoupement des opérations enregistrées à la caisse de la salariée (vidéo/journal informatique) avait ainsi révélé au total 19 anomalies graves en moins de 2 semaines. Autrement dit, la vidéosurveillance permettait de prouver les vols commis par la salariée.
Selon le juge, bien qu'illicite, le visionnage des enregistrements avait été limité dans le temps, dans un contexte de disparition de stocks, après des premières recherches restées infructueuses, et avait été réalisé par la seule dirigeante de l'entreprise (l'employeur).
✅ Bilan : selon le juge, la production des données personnelles issues du système de vidéosurveillance était bien :
- indispensable à l'exercice du droit à la preuve de l'employeur ;
- et proportionnée au but poursuivi, à savoir le bon fonctionnement de l'entreprise et le but légitime de protection de ses biens.
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L'utilisation d'un enregistrement des propos de l'employeur à son insu pour prouver sa faute inexcusable
⚖ Dans cette affaire, un salarié avait produit devant le juge un enregistrement de propos de son employeur, réalisé à l'insu de celui-ci, sur son téléphone portable, lors d'une altercation les opposant (9).
Cet enregistrement était utilisé pour prouver l'existence de violences commises par l'employeur, aux temps et lieu de travail, caractérisant un accident du travail du salarié concerné. L'employeur, quant à lui, niait l'existence d'une telle altercation verbale et physique.
✅ Bilan : en opérant son contrôle, le juge note que :
- la production de cette preuve était indispensable à l'exercice par la victime de son droit à voir reconnaître tant le caractère professionnel de l'accident résultant de cette altercation que la faute inexcusable de son employeur à l'origine de celle-ci ;
- et que l'atteinte portée à la vie privée du dirigeant de la société employeur était strictement proportionnée au but poursuivi d'établir la réalité des violences subies et contestées par l'employeur.
L'utilisation illicite des données issues d'une clé USB personnelle du salarié pour prouver sa faute grave
⚖ Plus récemment encore, un employeur a produit devant le juge des fichiers contenus sur une clé USB personnelle d'une salariée (10).
Par principe, l'employeur n'a pas le droit de consulter les fichiers et outils personnels des salariés. Le cas échéant, il attente à leur vie privée (11). Dans le cas d'un clé USB, celle-ci est présumée avoir un caractère professionnel (et donc consultable par l'employeur) qu'à condition d'être connectée sur l'ordinateur professionnel mis à la disposition du salarié (12).
Dans cette affaire, 2 salariés avaient témoigné du comportement suspect d'une de leurs collègues : celle-ci avait travaillé sur le poste informatique d'une collègue absente puis imprimé de nombreux documents qu'elle avait ensuite rangés dans un sac plastique placé soit au pied de son bureau soit dans une armoire métallique fermée.
En l'absence de la salariée, l'employeur avait consulté la clé USB de cette dernière, laquelle n'était pas connectée à l'ordinateur professionnel. Son contenu révélait que celle-ci avait copié, de sa propre initiative, de nombreux fichiers, notamment en lien avec le processus de fabrication de l'entreprise. L'employeur l'avait alors licenciée pour faute grave (notamment pour violation de son obligation de discrétion).
Il est à noter que l'employeur s'était borné à produire les données strictement professionnelles reproduites dans une clé unique après le tri opéré par l'expert qu'il avait mandaté à cet effet, en présence d'un huissier de justice (désormais nommé commissaire de justice). De plus, les fichiers à caractère personnel contenus sur la clé n'avaient pas été ouverts par l'expert et avaient été supprimés de la copie transmise à l'employeur.
✅ Bilan : opérant son double contrôle, le juge a considéré que :
- la production du listing de fichiers tiré de l'exploitation des clés USB était indispensable à l'exercice du droit à la preuve de l'employeur ;
- et que l'atteinte à la vie privée de la salariée était strictement proportionnée au but poursuivi (la protection de données sensibles de l'entreprise).
📌 Attention : si les preuves illicites et déloyales peuvent être produites devant le juge en vertu du droit à la preuve, cela ne signifie pas que les procédés exposés dans cet article sont autorisés. Leur caractère déloyal et/ou illicite n'est pas remis en question par le juge. De plus, leur recevabilité est, dans chaque cas de figure, soumise à l'appréciation souveraine de ce dernier au regard des deux critères précités.
Références :
(1) En ce sens, Cass. Soc. 2 octobre 2001, n°99-42942
(2) Cass. Ass. Plén. 7 janvier 2011, n°09-14316 et 09-14667 ; Cass. Soc. 18 mars 2008, n°06-40852
(3) Cass. Crim. 11 juin 2002, n°01-85559
(4) Article 6 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales
(5) Cass. Ass. Plén. 22 décembre 2023, n°20-20648
(6) Cass. Soc. 9 novembre 2016, n°15-10203
(7) Cass. Soc. 17 janvier 2024, n°22-17474
(8) Cass. Soc. 14 février 2024, n°22-23073
(9) Cass. Soc. 6 juin 2024, n°22-11736
(10) Cass. Soc. 25 septembre 2024, n°23-13992
(11) Article L1121-1 du Code du travail
(12) Cass. Soc. 12 février 2013, n°11-28649
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