Depuis 2016, la Chambre sociale de la Cour de cassation a mis fin au principe du « préjudice automatique » pour revenir à davantage d’orthodoxie dans l’appréciation du préjudice invoqué par le salarié. Mais la Cour admet des exceptions dans certaines situations et cet arrêt du 26 janvier 2022, publié au bulletin, en est une nouvelle illustration.
(Cass. Soc. 26/01/2022, n° 20-21636)
Depuis les années 90, la Chambre sociale de la Cour de cassation jugeait fréquemment que certains manquements imputés à l’employeur devaient entraîner sa condamnation automatique à réparer le préjudice invoqué par le salarié, sans que ce dernier n’ait, le plus souvent, à démontrer la réalité et l’étendue dudit préjudice.
Il s’agissait d’un préjudice présumé, qualifié par les commentateurs de « préjudice automatique », qui exonérait les juges du fond de toute appréciation plus précise de l’évaluation du préjudice invoqué par le salarié.
Cette notion de préjudice automatique avait notamment été retenue par la Chambre sociale en cas de non-respect de la procédure de licenciement pour les salariés ayant moins de 2 ans d’ancienneté ou appartenant une entreprise de moins de 11 salariés (Cass. Soc. 23/10/91, n° 88-43235 ; Cass. Soc. 07/11/91, n° 90-43151).
Elle avait ensuite été retenue à l’égard d’autres manquements imputés à l’employeur, tels que, par exemple, l’absence de la mention de la priorité de réembauche dans la lettre de licenciement (Cass. Soc. 16/12/97, n° 96-44294), le défaut de remise ou la remise tardive au salarié de ses documents de fin de contrat (Cass. Soc. 19/05/98, n° 97-41814) ; l’absence de mention de la convention collective sur les bulletins de paye (Cass. Soc. 19/05/2004, n° 02-44671). En matière de travail durée du travail, on citera notamment le non-respect par l’employeur du repos quotidien de 11 heures (Cass. Soc. 23/05/2013, n° 12-13015).
Par un arrêt du 13 avril 2016, qui visait la question de la remise tardive au salarié de ses documents de fin de contrat, la Cour de cassation est revenue à une application plus orthodoxe des règles de responsabilité civile, en rappelant que l’existence et l’évaluation du préjudice invoqué par le salarié relève de l’appréciation souveraine des juges du fond (Cass. Soc 13/04/2016, n° 14-28293). Une application stricte de cette règle impose donc désormais au salarié de démontrer à la fois l’existence d’une faute de son employeur, d’un préjudice subi et d’un lien de causalité entre la faute et le préjudice.
Depuis avril 2016, la Cour de cassation a, à de nombreuses reprises, confirmé l’abandon de cette notion de préjudice automatique dans bon nombre de situations. Il en est désormais ainsi, par exemple, de l’appréciation d’une clause de non-concurrence sans contrepartie financière : le salarié qui ne démontre aucun préjudice résultant de l’illicéité de cette clause ne peut se voir accorder aucune indemnisation (Cass. Soc. 25/05/2016, n° 14-20 578). De même, le défaut de mention de la convention collective sur le bulletin de paye ne génère aucune indemnisation particulière pour le salarié s’il ne peut démontrer aucun préjudice (Cass. Soc. 17/05/2016, n° 14-21 872).
La même évolution est intervenue en matière de santé au travail : il a été jugé que le défaut d’organisation par l’employeur de la visite de reprise n’entraîne plus nécessairement de préjudice pour le salarié sauf, bien sûr, si ce dernier est en mesure de le démontrer (Cass. Soc. 17/05/2016, n° 14-23138). De même, un salarié a été débouté de sa demande de dommages-intérêts pour défaut d’établissement du DUER au motif qu’il ne justifiait d’aucun préjudice de ce fait (Cass. Soc. 25/09/2019, n° 17-22224).
Mais l’arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 26 janvier 2022 démontre que, selon la nature des obligations mises à la charge de l’employeur, leur violation n’impose pas toujours au salarié de démontrer un préjudice (Cass. Soc. 26/01/2022, n° 20-21636).
L’affaire concernait un chauffeur-livreur qui reprochait notamment à son employeur de l’avoir fait travailler plus de 48 heures sur une même semaine, en violation de l’article L. 3121-35 al. 1er du Code du travail. Le salarié demandait des dommages-intérêts en violation de la règle de la durée maximale de travail hebdomadaire.
À l’appui de sa demande, il reprenait l’argument bien connu avant le revirement de jurisprudence précité d’avril 2016, à savoir que ce dépassement de la durée maximale de travail hebdomadaire de 48 heures lui causait nécessairement un préjudice qu’il appartenait au juge du fond de réparer. En 2019, la Cour d’appel d’Orléans déboutait le chauffeur-livreur en retenant qu’il ne démontrait pas en quoi le fait d’avoir travaillé 50,45 sur une semaine donnée lui avait porté préjudice.
La Haute Juridiction casse cet arrêt, jugeant que le seul constat du dépassement de la durée maximale de travail ouvrant droit à réparation, la Cour d’appel avait violé l’article précité du Code travail. Par conséquent, travailler plus de 48 heures sur une semaine lorsque la loi ne l’autorise pas entraîne « automatiquement » un préjudice pour le salarié.
S’agissant d’un arrêt publié au Bulletin, une telle prise de position de la part de la Cour de cassation, après plusieurs arrêts venus confirmer le revirement d’avril 2016 peut paraître étonnante.
L’explication se trouve dans une jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. Le salarié invoquait dans sa défense deux principes tirés d’un arrêt du 14 octobre 2010 (CJUE, 14/10/2010, C-243/09) ayant jugé que le dépassement de la durée moyenne maximale de travail hebdomadaire fixée par directive :
- Constitue en tant que tel une violation de cette disposition, sans qu’il soit besoin de démontrer l’existence d’un préjudice spécifique ;
- Prive le travailleur d’un droit à repos et lui cause, de ce seul fait, un préjudice dès lors qu’il est ainsi porté atteinte à sa sécurité et à sa santé.
Le préjudice automatique ayant déjà été retenu par la CJUE dans une situation similaire, la Chambre sociale de la Cour de cassation n’avait vraisemblablement pas d’autre choix, en l’espèce, que de se ranger à la même appréciation.
Au cas par cas, la Cour de cassation peut donc encore juger le préjudice invoqué par le salarié « nécessaire » ou « automatique ».
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