Suite et fin de l'interview fleuve d'un Président en exercice du Conseil de prud’hommes.
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Y. : Non, ça ne répare pas totalement le préjudice
L. : Le problème du préjudice, c’est que, implicitement, on encourage le salarié à ne pas retrouver du boulot, à ne pas faire la démarche d’aller chercher du boulot, parce que plus il va traîner à trouver du boulot, plus il va grossir sa créance, et plus il va pouvoir justifier d’un véritable préjudice.
Y. : Oui c’est en effet possible. Et alors, autre question sensible …
L. : Vous en avez des questions sensibles, décidément !
Y. : Les partis-pris idéologiques, est ce que ça existe ? Est ce qu’on le sent ? Aussi bien côté employeurs que côté salariés ?
L. : Qu’est ce que vous voulez que je vous dise, je ne peux pas vous dire non.
Y. : Bon, en tout cas du côté employeur, je sais que le MEDEF a durci ses positions.
L. : Je ne peux pas vous dire non. Je dirai : ça reste toujours trop, mais pourtant ça reste relativement raisonnable. Le problème qui se pose, c’est difficile à exposer, mais je vais prendre un exemple : pour les contrats de qualification, rompus avant leur terme, très souvent il n’y a même pas de faute grave invoquée, et quand il y a une faute grave annoncée, très souvent elle ne tient pas la route. L’employeur dit : « vous n’êtes pas compétent ».
Attendez ! La personne vient là pour devenir compétente, on ne peut pas lui demander d’être compétente, ce n’est pas inné, la compétence.
La position du MEDEF - enfin du collège employeur - c’était de dire « oui, mais on est obligé de condamner jusqu’à une indemnisation correspondant à ce qui aurait été perçu jusqu’à la fin du contrat. Si ça ne vous va pas, il faut aller voir vos députés pour leur demander de changer la loi, ou alors il n’y a plus de recours au contrat de qualification ».
Le contrat de qualification, qui en est à l’origine ? C’est quand même le MEDEF très clairement qui dit que c’est insupportable que l’on soit obligé d’embaucher des gens qui ne savent pas travailler.
Donc on veut qu’ils soient qualifiés avant d’entrer dans nos entreprises, donc il faut les qualifier, mais pour les qualifier, encore faut-il que des gens veulent bien s’occuper de leur qualification.
Ce n’est pas seulement l’école qui peut les qualifier, car il y aura une qualification théorique, mais il n’y aura pas de qualification pratique.
C’est le serpent qui se mort la queue.
C’est vrai que dans certains cas, on est obligé de passer par la voie de la condamnation parce qu’il n’y avait pas d’éléments qui permettaient de recevoir favorablement l’analyse faite par l’employeur qui avait qualifié les faits de faute grave, mais le texte était celui-là.
Conclusion : aujourd’hui il n’y a quasiment plus de litige sur les contrats de qualification (qui s’appellent aujourd’hui contrats de professionnalisation mais c’est le même principe).
Y. : Il n’y a quasiment plus de litige puisque …
L. : Il y a moins de contrats. Ça a changé la stratégie des entreprises. Ou alors, autre option : comme les contrats sont limités à 24 mois, maintenant on fait des contrats de 12 mois ou 18 mois et si ça va, tant mieux, et si ça va pas, eh bien tant pis.
Ou autre stratégie : pour détourner la période d’essai, on a recours à des CDD qui sont de fait des vraies périodes d’essai, et puis comme après on met un CDI, on peut s’autoriser à nouveau une période d’essai.
Y. : Vous voulez dire une période d’essai au début du contrat de qualification ?
L. : Soit au bout du contrat de qualification, soit avant une embauche en CDI.
Y. : Oui, mais cela vous le requalifiez ?
L. : Quand on nous demande la requalification. Si on ne nous la demande pas, tant pis.
Y. : Eh oui, vous ne pouvez pas aller au-delà des demandes.
Et pour la faute grave ? Quel que soit le contrat, est-ce que, ici à Paris, on exige comme ça se voit dans certains conseils de Prud’hommes, que ce soit l’employeur qui produise le premier ses pièces ?
L. : Alors là, je ne peux pas vous répondre, ni oui ni non
Y. : Ça dépend des chambres ?
L. : Non, ça dépend des individus. Il y a 2 ou 3 personnes du Conseil qui ont cette pratique-là. Moi je pense qu’elles …
Y. : C’est contraire aux textes.
L. : Je ne suis pas sûr que ça soit vraiment contraire aux textes.
Y. : C’est au demandeur de produire en premier ses pièces.
L. : Si on le prend comme ça, nous sommes d’accord. Pour moi c’est un problème de logique.
La qualification de la faute grave c’est quand même l’employeur qui la donne, c’est lui qui a les éléments. A un moment donné, il va être obligé d’avancer ses éléments, d’avancer ses pions, pour que le Conseil voit si effectivement ce qu’il reproche tient la route ou pas, et si ça peut ou ne peut pas recevoir cette qualification de faute grave.
Moi je pense que je ferais un parallèle avec le licenciement économique.
Le licenciement économique, il n’y a que l’employeur qui a les éléments. Même dans le cas où le salarié est comptable de l’entreprise, officiellement il a des difficultés à sortir les éléments comptables de l’entreprise pour venir justifier que le licenciement est abusif.
Y. : En ce qui concerne le licenciement économique, sauf erreur, c’est dans les textes. C’est à l’employeur de produire les pièces.
L. : Sauf que vous me direz combien de dossiers au sein du Conseil de prud’hommes répondent à l’obligation faite par les textes.
Y. : Avec l’expérience que j’ai, je ne me risquerais pas à me présenter sans avoir les pièces à l’appui.
L. : Il n’y a pas un dossier sur 100 qui est accompagné 8 jours après la convocation, mais même 15 jours après la convocation, des pièces économiques.
Pourquoi ? Parce que le collège employeur, là aussi, fait une interprétation des textes qui n’est pas la même que la mienne, c'est-à-dire que moi je considère que de toutes façons il y a des pièces, et que les institutions représentatives du personnel soient présentes ou absentes de l’entreprise, qu’elles soient importantes ou faibles, il importe peu, il y a des pièces économiques qui vont justifier le licenciement.
Le Collège Employeur dit : « non, ça dépend de savoir s’il y a des IRP [institutions représentatives du personnel], ça dépend du type d’entreprise, du nombre de salariés dans l’entreprise ».
Donc, on a une façon de lire les textes qui n’est pas partagée par les 2 Collèges, qui conduit à ce qu’on ne respecte pas les textes.
Sur les 2, je pensais qu’il n’était pas illégitime que, contrairement à ce que dit le texte (à savoir que le demandeur doit fournir ses éléments en premier), compte tenu qu’une qualification était donnée, et qu’il y avait un type de documents qui forcément existait puisque sinon il n’y aurait pas de licenciement économique, ça ne me paraissait pas illogique que ça soit l’employeur qui les produise en premier.
J’ai tenté le coup à plusieurs reprises. J’ai réussi dans un certain nombre de cas à obtenir les pièces avant, mais je me suis retrouvé en partage de voix ou en difficulté.
Alors ce n’est pas la peine, j’arrête.
D’autant plus que de toute façon, si les pièces n’étaient pas produites devant le Conseil de prud’hommes, le problème c’est que la Cour d’appel ne nous suivait pas.
Quand la Cour d’appel me dit « M. LEFRANC, vous êtes à côté de la plaque », LEFRANC, il arrête. Je suis un peu bête pour ça. Je ne vois pas pourquoi j’irai me battre contre ma hiérarchie.
Y. : A quoi bon sortir des décisions qui seront infirmées…
L. : Par contre, là où ça me pose plus de problèmes sur la communication des pièces, c’est quand, de façon volontaire, l’une ou l’autre des parties (parce que c’est valable dans les deux cas), s’abstient de produire des éléments et les garde sous son coude, uniquement pour les produire devant la Cour d’appel.
Là, ça m’énerve que la Cour d’appel accepte ces pièces.
Là aussi, je ne peux pas empêcher la Cour d’appel, parce que ce sont des pièces. Là où ça me gêne, c’est que l’on soit malhonnête vis-à-vis de la juridiction prud’homale, c'est-à-dire qu’on ne nous donne pas les moyens de prendre la bonne décision.
Parce que la décision peut aller d’un côté ou de l’autre, selon les éléments qui sont produits, et c’est ça qui me gène.
C’est aussi une façon de nous montrer que nous ne sommes qu’un passage obligé et que de toutes façons, lorsque l’on verra les vrais juges, on produira nos vraies pièces.
Y. : Au-delà des sommes qui sont exécutoires de droit, vous pouvez assortir vos décisions de l’exécution provisoire ?
L. : Oui
Y. : Je trouve que cette pratique est risquée
L. : Le texte le dit, le collège employeur ne le dit pas. Le collège employeur dit : « 515 [du Code de procédure civile], ne pas connaître ».
Y. : Donc là, il y a une résistance de principe ?
L. : Alors là, oui, il y a une résistance.
Y. : C’est important à savoir. Je vais vous libérer. Cet entretien a été très intéressant.
Je vous remercie beaucoup.
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